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10 septembre 2011 6 10 /09 /septembre /2011 01:36

« Pourquoi Nietzsche, connaisseur des Grecs, sait-il que l'éternel retour est son invention, la croyance intempestive ou de l'avenir ? Parce que « son » éternel retour n'est nullement le retour d'un même, d'un semblable ou d'un égal. Nietzsche dit bien : s'il y avait de l'identité, s'il y avait pour le monde un état qualitatif indifférencié ou pour les astres une position d'équilibre, ce serait une raison de ne pas en sortir, non pas une raison d'entrer dans un cycle. Ainsi Nietzsche lie l'éternel retour à ce qui paraissait s’y opposer ou le limiter du dehors : la métamorphose intégrale, l'inégal irréductible. La profondeur, la distance, les bas-fonds, le tortueux, les cavernes, l'inégal en soi forment le seul paysage de l'éternel retour. Zarathoustra le rappelle au bouffon, mais aussi à l'aigle et au serpent : ce n'est pas une « rengaine » astronomique, ni même une ronde physique... Ce n'est pas une loi de la nature. L'éternel retour s'élabore dans un fond, dans un sans fond où la Nature originelle réside en son chaos, au-dessus des règnes et des lois qui constituent seulement la nature seconde. Nietzsche oppose « son » hypothèse à l'hypothèse cyclique, « sa » profondeur à l'absence de profondeur dans la sphère des fixes. L'éternel retour n'est ni qualitatif ni extensif, il est intensif, purement intensif. C'est-à-dire : il se dit de la différence. Tel est le lien fondamental de l'éternel retour et de la volonté de puissance. L’un ne peut se dire que de l'autre. La volonté de puissance est le monde scintillant des métamorphoses, des intensités communicantes, des différences de différences, des souffles, insinuations et expirations : monde d'intensives intentionnalités, monde de simulacres ou de « mystères ». L'éternel retour est l'être de ce monde, le seul Même qui se dit de ce monde, y excluant toute identité préalable. Il est vrai que Nietzsche s'intéressait à l'énergétique de son temps ; mais ce n'était pas nostalgie scientifique d'un philosophe, il faut deviner ce qu'il allait chercher dans la science des quantités intensives — le moyen de réaliser ce qu'il appelait la prophétie de Pascal : faire du chaos un objet d'affirmation. Sentie contre les lois de la nature, la différence dans la volonté de puissance est l'objet le plus haut de la sensibilité, la hohe Slimmung (on se rappellera que la volonté de puissance fut d'abord présentée comme sentiment, sentiment de la distance). Pensée contre les lois de la pensée, la répétition dans l'éternel retour est la plus haute pensée, la gross Gedanke. La différence est la première affirmation, l'éternel retour est la seconde, « éternelle affirmation de l'être », ou la nième puissance qui se dit de la première. C'est toujours à partir d'un signal, c'est-à-dire d'une intensité première, que la pensée se désigne. A travers la chaîne brisée ou l'anneau tortueux, nous sommes conduits violemment de la limite des sens à la limite de la pensée, de ce qui ne peut être que senti à ce qui ne peut être que pensé.

C'est parce que rien n'est égal, c'est parce que tout baigne dans sa différence, dans sa dissemblance et son inégalité, même avec soi, que tout revient. Ou plutôt tout ne revient pas. Ce qui ne revient pas, c'est ce qui nie l'éternel retour, ce qui ne supporte pas l'épreuve. Ce qui ne revient pas, c'est la qualité, c'est l'étendue — parce que la différence comme condition de l'éternel retour s’y annule. C'est le négatif — parce que la différence s’y renverse pour s'annuler. C'est l'identique, le semblable et l'égal — parce qu'ils constituent les formes de l'indifférence. C'est Dieu, c'est le moi comme forme et garant de l'identité. C'est tout ce qui n'apparait que sous la loi du « Une fois pour toutes », y compris la répétition quand elle est soumise a la condition d'identité d'une même qualité, d'un même corps étendu, d'un même moi (ainsi la « résurrection ») […] Et si l'éternel retour, même au prix de notre cohérence et au profit d'une cohérence supérieure, ramène les qualités à l'état de purs signes, et ne retient des étendues que ce qui se combine avec la profondeur originelle, alors apparaîtront des qualités plus belles, des couleurs plus brillantes, des pierres plus précieuses, des extensions plus vibrantes, puisque, réduites à leurs raisons séminales, ayant rompu tout rapport avec le négatif, elles resteront pour toujours accrochées dans l'espace intensif des différences positives — alors à son tour se réalisera la prédiction finale du Phèdon quand Platon promet, à la sensibilité dégagée de son exercice empirique, des temples, des astres et des dieux comme on n'en a jamais vus, des affirmations inouïes. »


DELEUZE, Gilles, Différence et répétition, Les Editions de Minuit, Paris, 1968, p. 312-314.

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