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20 mai 2012 7 20 /05 /mai /2012 23:51

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Saturne dévorant un de ses fils, Francisco de Goya, 1819

 

Nous pouvons maintenant considérer que nous sommes passés au travers du cercle corrélationnel – du moins que nous avons percé une issue dans la muraille érigée par celui-ci, qui séparait la pensée du Grand Dehors – de l’éternel en-soi, indifférent pour être, d’être pensé ou non. Nous savons désormais où se situe l’étroit passage par lequel la pensée parvient à sortir d’elle-même : c’est par la facticité, et par elle seule, que nous pouvons nous frayer un chemin vers l’absolu. Mais lors même qu’on nous accorderait d’avoir ainsi fendu le cercle, il semblerait que cette victoire sur le corrélationisme se soit faite au prix de telles pertes, de telles concessions à celui-ci, qu’il s’agit en vérité d’une victoire à la Pyrrhus. Car le seul absolu que soyons parvenu à sauver dans l’affrontement paraît être le contraire même de ce que l’on entend usuellement par ce terme, tandis que l’on espère fonder sur lui une connaissance précise. Cet absolu en effet, n’est rien d’autre qu’une forme extrême de chaos, un hyper-Chaos, auquel rien n’est, ou ne paraît être, impossible, pas même l’impensable. Dès lors, cet absolu est au plus loin de l’absolutisation recherchée: celle permettant à la science mathématisée de décrire l’en-soi. Nous avions dit que l’absolutisation des mathématiques devrait prendre la forme de son modèle cartésien : trouver un absolu premier (l’analogue de Dieu), dont serait dérivable un absolu second, c’est-à-dire un absolu mathématique (l’analogue de la substance étendue). Nous avons bien un absolu premier (le Chaos), mais celui-ci, au contraire du Dieu vérace, parait incapable de garantir l’absoluité du discours de la science – puisque, loin de garantir un ordre, il ne garantit que la destruction possible de tout ordre.

Si nous regardons au travers de la fente ainsi ouverte sur l’absolu, nous y découvrons une puissance plutôt menaçante – quelque chose de sourd capable de détruire les choses comme les mondes ; capable d’engendrer des monstres d’illogisme ; capable aussi bien de ne jamais passer à l’acte ; capable certes de produire tous les rêves, mais aussi tous les cauchemars; capable de changements frénétiques et sans ordre, ou à l’inverse, capable de produire un univers immobile jusqu’en ses moindres recoins. Comme une nuée porteuse des  plus féroces orages, des plus étranges éclaircies, pour l’heure d’un calme inquiétant. Une Toute-Puissance égale à celle du Dieu cartésien, pouvant toute chose, même l’inconcevable. Mais une Toute-Puissance non-normée, aveugle extraite des autres perfections divines, et devenue autonome. Une puissance sans bonté ni sagesse, inapte à garantir à la pensée la véracité de ses idées distinctes. C’est bien quelque chose comme un Temps, mais un Temps impensable par la physique – puisque capable de détruire sans cause ni raison toute loi physique – comme par la métaphysique – puisque capable de détruire tout étant déterminé, fut-il un dieu, fût-il Dieu. Ce n’est pas un temps héraclitéen, car il n’est pas la loi éternelle du devenir, mais l’éternel devenir possible, et sans loi, de toute loi. C’est un Temps capable de détruire jusqu’au devenir lui-même en faisant advenir, peut-être pour toujours le Fixe, le Statique, et le Mort.

 

MEILLASSOUX, Quentin, Après la finitude. Essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006, p. 86-88.