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7 juin 2014 6 07 /06 /juin /2014 18:10

« L’utilité est donc le principe de la conduite rationnelle ; mais, suivant Spinoza, qu’est-ce que l’utilité ? Elle ne se réduit pas à l’expérience des plaisirs et des peines, expérience qui varie avec les différents individus et même se contredit en chacun d’eux. Elle est l’utilité véritable ; et l’introduction de ce concept de vérité, tel que l’entend Spinoza, suffit à faire de son utilitarisme la contradiction directe de celui qu’a pu imaginer une psychologie empirique et phénoméniste. En effet, l’utilité véritable, c’est celle que la raison détermine avec certitude. Or de quoi la raison peut-elle être assurée, si ce n’est d’elle-même ? Notre raison c’est nous-même en tant que nous comprenons, c’est notre essence dans l’effort qu’elle fait pour comprendre ; dire que la raison nous porte à toujours accroître notre essence, c’est donc dire qu’elle nous porte à toujours accroître notre intelligence, c’est dire que le premier, l’unique fondement de la vertu, c’est l’effort pour comprendre, effort qui ne suppose d’autre condition, qui ne se propose d’autre but que lui-même. Conformément à cette loi universelle que l’être tend à l’être, l’action de l’homme sera un effort perpétuel de l’intelligence vers l’intelligence. Et en effet, étant un attribut qui dérive immédiatement de la substance divine, la pensée forme un système clos, qui se suffit à lui-même. De là cette conséquence, pour la logique, que l’esprit ne doit la vérité qu’à lui-même ; pour la morale, qui est une logique appliquée, qu’il ne la peut communiquer qu’à lui. Dès lors, si l’homme cherche un bien qu’il connaisse avec certitude, comme la certitude est la propriété des seules idées adéquates, c’est-à-dire de la raison, il ne le trouvera que dans les choses qui servent à l’accroissement de la raison ; de même, il n’y aura de mal véritable pour lui que ce qui l’empêchera de comprendre. L’utilité d’une chose, dans l’utilitarisme de Spinoza, se définit donc et se mesure par son degré d’intelligibilité. Lorsqu’une chose développe dans notre corps la faculté de recevoir des impressions nombreuses et variées, en même temps que celle d’affecter les autres corps de toutes les manières, qu’elle fait naître en nous un grand nombre de perceptions diverses, elle donne matière à notre intelligence qui se nourrit et s’accroît de ces perceptions nouvelles, elle en augmente la puissance et la portée, elle est donc utile ; au contraire, elle est nuisible si elle diminue notre aptitude à percevoir, d’autant plus nuisible qu’elle isole davantage notre intelligence de tout objet de pensée, qu’elle la laisse vide de tout contenu, inactive et stérile. Ainsi, sous la direction de la raison, l’homme rapporte tout dans l’univers à son intelligence ; l’intelligence est à la fois la condition et le but de l’action. La véritable vie est la vie de l’esprit, qui se définit précisément par l’intelligence, et l’effort vers le bien consiste à entretenir et à accroître en nous cette vie.

De ce principe se déduisent les caractères de la moralité, telle qu’elle découle de la connaissance du second genre : tout d’abord, par cette connaissance, l’âme est joyeuse, et il est impossible qu’elle soit triste ; en effet, la joie est la conséquence nécessaire de l’action qui manifeste notre puissance, la raison l’approuve, bien plus, elle la crée et s’y reconnaît elle-même ; mais la tristesse, comment naîtrait-elle de la raison, qui est toute action et toute joie ? Rien de ce qui est mauvais en nous ne peut venir de nous ; jamais la tristesse, qui est la diminution, la compression de l’essence, ne s’expliquera par cette essence même, la tristesse est toujours passion ; par suite, elle est toujours due à une connaissance inadéquate, elle est une défaite pour l’intelligence ; le sage la condamne, ou plutôt encore il l’ignore. Dans cette condamnation sont enveloppées, sans exception, toutes les passions qui participent à quelque degré de la tristesse. Ainsi il n’y a pas d’espérance ni de crainte sans tristesse ; le sage répudiera donc ces passions, pleines d’incertitude et d’erreur, aussi bien que le désespoir et la consternation qui en sont les suites, aussi bien que les joies de la sécurité qui supposent quelque crainte avant elles ; ce ne sera jamais l’espérance ou la crainte qui le déterminera à s’associer à la vie de la cité. De même, le sage ne connaît ni la haine, ni la colère, ni la moquerie, ni aucune des passions qui s’attachent à une œuvre de destruction dans la nature ; une telle œuvre serait aussi pour l’intelligence qui pense la nature, une œuvre de mort ; son véritable, son unique sentiment, c’est l’amour. Même il n’aime l’amour que si l’amour sait demeurer joyeux ; point de tristesse dans cet amour, qui troublerait et voilerait l’intelligence, lui enlèverait de ses forces pour secourir celui qu’elle aime ; point de pitié par conséquent. Pour le vulgaire, cette émotion est bienfaisante et nécessaire ; mais de quoi servirait-elle à celui qui est capable de faire par raison, avec réflexion et discernement, ce que la pitié lui ferait accomplir dans les ténèbres et dans l’erreur de la passion ? Chez un homme qui vit sous la conduite de la raison, la pitié est mauvaise, et elle est inutile. De même, et plus fortement encore, la raison nous porte à nous aimer nous-même d’un amour fait de joie et d’intelligence. Cet amour est joyeux ; être triste en songeant à soi, c’est avouer une impuissance à laquelle la raison ne saurait consentir sans renoncer à elle-même ; l’humilité ne sera jamais une vertu de l’âme. Ce qui est vrai de l’humilité l’est encore davantage du repentir. De telles passions ne peuvent être utiles et bonnes pour l’homme qui est raisonnable. Comment se défierait-il de la raison ? Pourquoi rejetterait-il sa pensée vers la faute commise, au lieu de la tourner vers la vérité toujours présente qui donnera seule à son esprit la nourriture et la vie ? A cause de sa faute passée et de sa tristesse présente, celui qui se repent est doublement misérable, doublement impuissant. Cet amour enfin est intelligent : celui qui s’estime plus qu’il ne vaut ne se connaît pas lui-même, il est donc incapable de se conserver : en s’ignorant, il ignore ce qui est le fondement même de toute vertu : l’orgueil est donc réduit à l’impuissance dernière, et plus impuissante encore est l’abjection, orgueil vaincu, exaspéré d’être vaincu.

En résumé, la vertu de la raison consiste à se réjouir de son intelligence. C’est l’intelligence qui nous donne notre pouvoir d’agir ; en contemplant son pouvoir d’agir, l’âme se repose en elle-même comme dans la source même de la joie. Cette paix intérieure de l’âme, acquiescentia in se ipso, est le but suprême auquel nous aspirons : la passion ne pouvait y mener que par accident et que pour un temps ; à la raison seule il appartient d’en donner sûrement, nécessairement le sentiment, de le porter à son degré le plus élevé. Ainsi la joie et toutes les affections qui dérivent de la joie, l’homme les éprouve par la raison comme il les ressentait dans la passion ; seulement, au lieu de les attendre passivement des caprices du monde extérieur, il se les donne lui-même par sa force d’âme, animositas. Ce courage essentiel de suivre toujours la raison, de n’agir que par elle, groupe autour de l’homme toutes les formes de la vie, toutes les formes de la joie. La vertu transforme ainsi le monde pour l’homme : de cette nature qui s’appesantissait sur lui comme un fardeau d’esclavage, elle fait l’objet de son activité, le théâtre de sa moralité. Tout y était matière sensible pour l’imagination ; voici que par la raison tout y a revêtu une forme intelligible. Dès lors, le désir du sage se développe régulièrement, sans rencontrer de résistance, ni d’obstacle, puisque ce désir va toujours à l’être, qu’il est le prolongement et l’exaltation de la vie, nécessairement compatible avec les conditions de la vie. Organisée par la raison qui est une faculté d’ordre et d’harmonie, sa vie est devenue elle-même ordre et harmonie. C’est à l’intelligence, en effet, qu’il appartient d’embrasser l’homme dans la totalité des rapports qui le constituent, de maintenir par suite l’accord et l’unité des éléments qui se juxtaposent dans l’espace et se succèdent dans le temps pour former son individualité ; car, si l’homme n’était affecté que dans une seule de ses parties, si en lui se formait une passion particulière et isolée au milieu de l’homme même, chatouillement et non joie véritable, souffrance et non tristesse réelle, alors le rapport qui unit cette partie aux autres parties serait transformé, la formule qui définit l’individu se trouverait modifiée ; l’individu lui-même risquerait d’être décomposé et de périr. Il y a donc des cas où la joie même et l’amour qui dérive de cette joie, loin de contribuer à la perfection de l’être, vont jusqu’à en compromettre l’existence, où les désirs qui naissent de cet amour sont par suite susceptibles d’excès. Mais la raison ignore de telles joies et de telles amours ; car il n’y a pas de place, dans le désir rationnel, même pour la possibilité d’un excès. En même temps enfin qu’à l’harmonie, l’intelligence veille à la continuité de la vie. L’intelligence adéquate n’étant point liée à un temps déterminé, les choses qui, au regard de l’imagination, sont comme déformées par leur rapprochement ou leur éloignement, apparaissent à la raison telles qu’elles sont. Le sage n’en considère que la valeur intrinsèque ; librement il choisit le bien le plus grand, sacrifiant au besoin le présent pour assurer l’avenir ; de la sorte, il met dans un instant tout le passé et tout le futur ; son existence semble ramassée tout entière dans chaque point du temps.

Telle est la vie rationnelle ; elle est la vie complète ; chaque organe y prend sa part, afin de travailler à l’harmonie et à la perfection de l’organisme entier. La joie y circule toujours d’un cours égal, non point la joie passagère et malsaine du chatouillement, ni la joie haineuse et envieuse de la moquerie, mais la joie pure, « l’hilarité » générale qui entretient la vie et la santé : « Il est d’un homme sage de se reposer, de se fortifier par une nourriture modérée et agréable, aussi bien que par les parfums, l’ombre des plantes verdoyantes, la parure, la musique, l’exercice des jeux, les théâtres et tous les autres plaisirs que chacun peut goûter sans faire de tort à autrui ». Ainsi, tandis que dans la passion l’homme est toujours l’esclave de son ignorance, le sage règle lui-même par son intelligence l’ordonnance et le progrès de sa vie ; la raison l’a élevé à la liberté ; l’homme qui suit la raison est « l’homme libre ». Sa force d’âme dompte naturellement toute passion, celle qui lui fait craindre les dangers aussi bien que celle qui les recherche et les brave ; étranger à l’audace comme à la peur, il montre la même vertu à éviter le péril et à le surmonter, dans la fuite et dans le combat. Pour l’homme libre, cela seul existe dans l’univers qui renferme en soi l’être positif et qui est susceptible de vérité ; le mal, étant le non-être, ne peut devenir la matière d’une idée adéquate ; aussi jamais la crainte du mal ne sera le mobile d’une action conforme à la raison. Vivre, ce n’est point fuir le mal, c’est jouir du bien. La joie seule doit être l’objet direct de nos désirs ; le mal sera évité, mais indirectement, par cela seul que le bien a été recherché. Aussi est-il vrai de dire que « les hommes, s’ils naissaient libres, n’auraient, tant qu’ils seraient libres, ni la notion du mal ni la notion corrélative du bien » ; l’allégorie de la Genèse, recevant de la raison une interprétation rationnelle, devient un théorème de l’Éthique. En un mot, l’univers pour le sage, c’est toujours et partout l’être, la vie : « L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort ; et sa sagesse est une méditation non de la mort, mais de la vie » »

 

BRUNSCHVICG, Léon, Spinoza et ses contemporains, Paris, PUF, 1971, p. 101-106.