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1 septembre 2012 6 01 /09 /septembre /2012 17:30

blood-is-the-best-sauce-from-the-portfolio-god-with-usBlood is the Best Sauce, George Grosz, 1920 

 

En Novembre 1939, alors même que la guerre vient de se déclarer un mois et demi à peine, Sartre, dans ses carnets de la drôle de guerre rapporte, sans plus de détail, ce mot de Jules Romain ; « A la guerre, il n’y a pas de victimes innocentes. ». Trois ans après, dans la section « Liberté et responsabilité » de L’être et le néant, la même phrase réapparait sous la plume de Sartre, mais chargé d’un sens nouveau. Désormais, loin d’être une simple incise, elle vise à illustrer, à partir de l’être-en-situation de guerre, une des thèses fondamentales de sa philosophie morale, à savoir que « l'homme, étant condamné à être libre  porte le poids du monde tout entier sur ses épaules : il est responsable du monde et de lui-même en tant que manière d'être. » Autrement dit, on conçoit que loin d’être une simple toile de fond contextuelle à l’écriture de l’ouvrage de 1943, la guerre en constitue sans doute un des fils rouges puisqu’entre Les carnets et L’être et le néant (jusqu’aux Cahiers pour une morale) il n’y pas simplement anticipation ou ébauche de thèmes élaborés dès 1939-1940, mais aussi reprise d’un travail de construction d’une ontologie et (esquisse) d’une éthique propres à éclairer notre vécu et nos conduites face à la guerre.

 

Pour peu donc qu’on veuille bien faire l’hypothèse que la guerre n’a pas qu’une place périphérique et auxiliaire dans L’être et le néant, on s’apercevra qu’elle constitue déjà ce sol fécond sur lequel Sartre va s’appuyer pour se démarquer de l’idéalisme husserlien de la Transcendance de l’Ego, en s’attachant à décrire toutes les dimensions de notre être-là : « empâtement de la conscience » (p. 428), « enracinement de notre facticité » (p. 554) chair, corporéité, douleur, souffrance, maladie. De fait, si L’être et le néant n’est ni un journal de guerre comme peuvent l’être Les carnets, ni un ensemble d’écrits de philosophie morale comme peuvent l’être Les cahiers pour une morale ; et par ailleurs, s’il est aussi  un essai philosophique dont la portée et la temporalité ne sont pas celles de la guerre, cette dernière en est pour autant loin d’être absente.

 

Tout l’enjeu consiste alors à en circonscrire sa place exacte, en sachant que Sartre ne l’aborde jamais pour elle-même mais toujours de façon obvie, en relation avec nos attitudes et expériences existentielles (angoisse, sadisme, lâcheté etc.). Or le meilleur moyen d’y parvenir est, peut-être, paradoxalement, d’utiliser les concepts et catégories sartriennes elles-mêmes. L’hypothèse que nous formulons est que la guerre, à plusieurs égards, occupe dans L’être et le néant, une position similaire à celle de « l’en-soi » vis-à-vis du « pour-soi ». Premièrement, elle est ce point de vue sur lequel Sartre ne pouvait avoir de point de vue en ce qu’il « existait » cette guerre, c'est-à-dire qu’il était conscience (de) la guerre (selon le principe du cogito préréflexif), avant même de penser, dans un acte ultérieur, la réfléchir au sein de son œuvre. Deuxièmement, elle est ce centre de référence inconnaissable (on ne saura jamais totalement dans quelle mesure, le contexte de la guerre a informé tel ou tel ligne écrite par l’auteur, tel ou tel paragraphe) vers lequel indiquent et pointent néanmoins de nombreux passages du livre. Troisièmement, elle est ce dans quoi, dans sa facticité même, Sartre a été et s’est engagé, et dont nous pouvons, à ce titre, avoir une connaissance objective (on peut énumérer concrètement tous les mentions des mots de guerre, de soldat etc. et les situer dans l’œuvre et la vie de Sartre, même si on ne pourra jamais connaître la signification que leur auteur leur conférait en les transcendant). Pour résumer, on devrait dire que, dans l’ouvrage de 1943, la guerre est ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est, dans la mesure où elle est cette présence-absence qui hante l’EN à la manière dont l’en-soi-pour-soi hante la conscience.           

 

Remarquables, en ce sens, sont les exemples choisis par Sartre dans la troisième partie de l’EN. Lorsqu’il introduit l’être-pour-autrui, il le fait en partant d’une situation d’espionnage (puis de fuite), où la présence et le regard de l’autre constituent un danger et une mise à l’épreuve de ma subjectivité transcendante. Quand vient le moment d’aborder le corps, c’est au travers de la douleur et la maladie que sont mises à jour ses structures. Dès qu’il est question de nos attitudes envers autrui, ce sont conflit et esclavage qui se présentent comme les deux pôles entre lesquels, dans la relation à l’autre, nous oscillons continuellement. Pour peu qu’on ajoute à ce tableau les chapitres consacrés au sadisme et au masochisme, les développements sur l’angoisse du soldat face aux bombardements et sa peur face à l’ennemi, ou encore sur notre responsabilité et liberté totales par temps de guerre, force est de concéder, qu’en 1943, le philosophe n’a pas hésité, pour ancrer sa philosophie dans le réel, à renvoyer ses lecteurs à l’horizon concret et immédiatement palpable de la guerre.

 

Or, ce rappel constant au contexte d’écriture n’est jamais plus visible que lorsque Sartre évoque le problème de la torture, et à sa suite Merleau-Ponty dans le dernier chapitre de la Phénonémologie de la perception dans un dialogue explicite avec le premier. Il semble, en effet, que l’expérience de la torture condense les principaux enjeux philosophiques de l’époque : le dépassement de l’idéalisme et du réalisme par la prise en compte du corps et de la chair dans la phénoménologie, l’influence (ou l’absence d’influence) de nos sensations sur notre prise de décision et nos actes, la nature de notre liberté et la manière dont elle s’incarne dans un corps spatialisé et temporalisé, la confrontation à autrui dans une situation déterminée, l’étendue enfin de notre responsabilité face à cette même situation de guerre que nous faisons nôtre, par la résistance, la neutralité, ou la collaboration. Il y aurait, en conséquence, bien lieu de parler, à propos de la torture, d’une véritable rencontre entre Sartre et Merleau-Ponty portant non seulement sur les aspects philosophiques évoqués, mais aussi sur les aspects éthiques et politiques avec le choix de la résistance qu’il s’agit pour nos deux auteurs de justifier sans détours.  

 

C’est la raison pour laquelle, nous nous attacherons dans un premier temps à souligner comment, à partir de l’expérience de la torture, le corps et la chair se trouvent insérés dans la phénoménologie de Sartre, en notant à cette occasion l’étonnante convergence avec Merleau-Ponty. Nous nous attarderons ensuite sur ce que nous apprend, sur notre être-pour-autrui, le sadisme et la torture chez Sartre, pour terminer par examiner les implications morales des comportements de résistants et de bourreaux, et ce qu’ils révèlent au sujet de la liberté chez Sartre et Merleau-Ponty.

 

La torture comme expérience du corps et de la chair


Où la phénoménologie rejoint l’ontologie : le problème du corps


Notons tout d’abord qu’une étude rigoureuse de la torture chez Sartre et Merleau-Ponty exige de prendre la mesure de la révolution qu’ils opèrent sur le terrain de la phénoménologie grâce à la mise à jour du rôle essentiel joué par le corps. En effet, l’insistance mise, chez nos deux auteurs, sur la corporéité comme modalité fondamentale de notre être-au-monde peut à bon droit être considéré comme l’apport spécifique majeur de la phénoménologie française à la pensée phénoménologique l’époque. Elle leur permet de marquer leurs différences avec la phénoménologie allemande tout en se plaçant, sur le terrain même de leurs adversaires de l’époque (psychologie expérimentale, behaviorisme, physiologisme et autres formes d’empirisme). En somme, elle témoigne d’une orientation nouvelle de la philosophie française qui cherche, dans un même mouvement, à dépasser les apories communes au réalisme et à l’idéalisme (ou, alternativement, à l’empirisme et l’intellectualisme) sans pour autant abandonner l’explication des comportements humains et du rôle du corps au « dogmatisme » et au « réductionnisme » de la science.

 

A cette aune, on comprend mieux le sous-titre énigmatique d’ « ontologie phénoménologique » de l’EN. Le corps, comme « facticité » devient cette réalité ontologique incontournable de l’expérience humaine que la phénoménologie doit savoir intégrer sous peine de retomber dans l’ornière idéaliste, dont un philosophe comme Husserl n’a pas su se dégager malgré ses tentatives. Le recours à Heidegger est à ce niveau significatif parce que, d’un côté, il légitime le passage d’une phénoménologie existentielle centrée sur l’Ego à la question de l’Etre proprement dite, et, de l’autre, il offre à Sartre l’occasion de dénoncer le caractère insuffisamment fondé de l’être-avec heideggérien, lequel évacue de la relation à autre, la présence ontique, contingente et irréductible de ce même autre. L’auteur de l’EN est, d’ailleurs amené à décrire le Dasein d’Heidegger comme un Dasein « asexué » dont ont été gommées toutes les particularités existentielles (genre, sexe), empêchant ainsi de penser le désir sexuel comme une structure essentielle de notre être-pour-autrui. De l’épreuve de la guerre, il n’est, par conséquent, pas difficile de voir que le philosophe a tiré des enseignements critiques, comme devait, bien plus tard, en attester cette formule lapidaire de La critique de la raison dialectique, t. I, : « C’est la guerre qui fit éclater les cadres vieillis de notre pensée » (p. 24). Interpellé par les évènements, Sartre a été contraint, dans la lignée de la Nausée, de réévaluer considérablement l’importance de nos expériences corporelles, au point d’en arriver à affirmer la centralité et du corps-pour-soi et du corps-pour-autrui dans la définition ek-statique de l’existence humaine.

 

Indéniablement, une telle attention portée au corps ne pouvait que le rapprocher de Merleau-Ponty qui deux ans après l’EN, dans la PhP déclare, en un phrase que Sartre aurait volontiers reprise à son compte : le « corps se retire du monde objectif et vient former entre le pur sujet et l’objet un troisième genre d’être » (PhP, p. 402). Le parallèle ne s’arrête pas là. Il suffit de penser aux critiques que Sartre adresse aux sciences du corps humain, quand elles se penchent sur les sens, la douleur et la maladie. Elles sont bien résumées par Merleau-Ponty dans la Structure du comportement lorsqu’il écrit que « Je ne pourrai jamais faire correspondre à la signification du « corps humain » telle que la science et les témoignages me la donnent une expérience actuelle de mon corps qui lui soit adéquate » (p. 231). Si la torture est une authentique expérience corporelle, on n’expliquera jamais les aveux extorqués par le bourreau selon un schéma causaliste, car le corps est, avant tout, ce « ressaisissement continuel de l’en-soi par le pour-soi » (EN, p. 363) qui fait que l’homme, sans être jamais le fondement de son être, a à l’être en le néantisant, en le dépassant vers ses libres pro-jets parmi lesquels ceux de craquer ou résister durant la torture.

 

Du corps aux usages de la chair : la torture comme perversion obscène


Cependant, si le corps est inséparable de la conscience qui « l’existe », le corps dans sa facticité, comme « contingence pure de la présence » (EN, p. 384) se donne comme chair. La chair est donc la forme contingente que prend l’enracinement ou « l’empâtement » de la conscience dans un corps. Pour autant, la chair « n’est pas matière, n’est pas esprit, n’est pas substance » comme l’écrira Merleau-Ponty dans le Visible et l’invisible. Elle ne saurait être substance isolée et inanimée qu’en tant qu’elle est cadavre. Au contraire, la chair vivante est « en situation » (Sartre), « déhiscence » (Merleau-Ponty), ouverture vers le monde et vers la signification. De la sorte, la chair vivante, au ras de laquelle la conscience toujours affleure, est par l’intermédiaire du corps, perpétuellement ressaisie dans un horizon de sens.

 

Ceci amène à parler, chez les deux philosophes, de véritables « usages de la chair » pour désigner ces usages par lesquels le corps parvient à vivre sa contingence sur un mode chaque fois unique. Au rang des plus signifiants, on trouve tous ceux qui impliquent autrui, parce qu’ils supposent un centre d’échappement et ouvrent, par là, à la troisième dimension ontologique de notre corps, celle du corps aliéné par le regard (ou le contact) d’autrui et transformé en « être-outil-parmi-des-outils » ou en « être-organe-sensible-saisi-par-des-organes sensibles ». Sartre en distingue ainsi quatre : le désir sexuel, la grâce, le masochisme et le sadisme.

 

Dans chacun des cas, la chair est en même temps en-soi et pour-soi, subie et mobilisée. Dans le désir, la chair est même mobilisée comme passivité sur fond de disparition du corps d’autrui. On se fond, on s’enlise dans la chair et on vise réciproquement l’incarnation de l’autre, l’engluement de sa conscience et de sa liberté dans la facticité. Dans le désir sartrien, on est donc jamais très loin d’un « empiètement » des chairs pour faire référence au concept merleau-pontien. De là, l’un de ces « paradoxes du désir » pour employer l’expression de Vincent de Coorebyter, qui est la conquête d’une transcendance par voie d’immanence et la réduction impliquée, via la caresse, de l’autre comme de soi-même, à une pure matière, à un pur être-là.

 

Dans la grâce, au contraire, la chair, est masquée et rendue inaccessible bien qu’elle soit formellement présente aux yeux d’autrui. Elle est transcendance-transcendée par l’acte gracieux (danse). Dans le mouvement même de son exposition, la grâce habille la chair d’un halo invisible, qui la dissimule aux yeux du spectateur et donne figure concrète à cette phrase de Valéry : « ce qu’il y a de plus profond en l’homme c’est la peau ».

 

L’obscène s’en déduit, par antithèse, comme la chair déshabillée, rendue à sa pure présence, à son caractère nauséeux. Dans l’obscène, la chair tombe dans le disgracieux, dans l’inerte. Elle s’en retourne à cette présence physique brute qui la dévoile comme excédentaire par rapport à la situation et, ce faisant, insupportable puisque non désirée.

 

De là vient son lien étroit avec le sadisme et le masochisme. Le sadique est celui qui cherche à dévêtir la chair pour la ramener à sa facticité première, à son obscénité. A travers l’obscène, le sadique transforme son rapport à la chair de l’autre, qui de trouble et ambigu, comme il pouvait l’être dans le désir, passe à instrumental et objectif. Désormais, il n’a plus en face de lui qu’une masse de chair qu’il peut librement manipuler, et qu’il estime dominer, puisqu’il lui est loisible, par la douleur et par la force, de lui faire adopter n’importe quelle position. Le masochiste n’est pas sans l’ignorer puisque c’est un tel état qu’il vise lorsque, aspirant à de se décharger de sa liberté, il se soumet entièrement à une autre subjectivité en s’identifiant intégralement à son être-objet pour autrui. Par parenthèse, on notera qu’à ce niveau s’établit justement l’affinité particulière entre sadisme et masochisme qui nourrit le comportement qualifié de sadomasochiste. Pour en revenir au sadique, il s’agit de comprendre de quel idéal il est animé lorsqu’il fait la chair de l’autre un instrument obscène. En fait, à travers une telle instrumentalisation, le sadique se fait bourreau. Par la violence, il tente de clouer la liberté de l’autre dans sa chair, de façon à ce que la chair ait, comme une de ses propriétés, cette « liberté-objet » capturée et possédée par le bourreau.

 

S’approprier autrui par la torture ou le sadisme comme pathologie du désir


La torture au prisme de l’impossible quête de reconnaissance


Son idéal est donc bien un idéal d’appropriation, puisqu’il espère aliéner la liberté de sa victime à partir de la chair souffrante et torturée. Mais le but final n’est pas tant la suppression de la liberté de l’autre que son asservissement. A l’instar des autres types de relations à autrui l’enjeu est bien un enjeu de reconnaissance qui suppose, d’une part, la conservation de l’altérité de l’autre (sa transcendance-transcendante ou transascendance pour reprendre l’expression de Jean Wahl), et d’autre part, l’affirmation conflictuelle de sa liberté sur celle de l’autre (transcendance-transcendée ou transdescendance). Dans la mesure où les deux conditions de la reconnaissance ne peuvent jamais se trouver satisfaites en même temps, étant donné que possession de l’une vaut perte de l’autre, l’espoir mis dans une reconnaissance réciproque, comme accord des consciences ou état stabilisé susceptible d’une connaissance universelle et « totalitaire » (à la Hegel), est illusoire. Le fait primordial dont nous informent l’étude des relations concrètes avec autrui est, à l’opposé, celui d’une « séparation ontologique » (E.N,p. 282) insurmontable, d’une dialectique circulaire sans synthèse ultime ni possibilité de dépassement.

 

L’image du cercle n’est, en ce sens, pas fortuite chez Sartre pour peu qu’on la comprenne par différence avec le cercle hégélien, ce cercle de cercles où chacun représente un moment dialectiquement sublimé (aufgehoben) par une conscience s’aliénant et revenant à soi, enrichie à chaque cycle. Elle renvoie, chez le penseur français, à cette série indéfinie de tentatives obligatoirement infructueuses pour me faire reconnaître par autrui et mettre ainsi terme au conflit qui nait de l’injustifiable surgissement de l’autre dans mon monde. De ce point de vue le sadisme ne se démarque pas des autres conduites choisies vis-à-vis d’autrui lorsqu’il nait de l’échec et vient s’y abîmer tout aussi inéluctablement. Ici comme ailleurs, Sartre semble revendiquer contre Hegel un certain pessimisme, conjointement épistémologique et existentiel, fortement inspiré de Kierkegaard. On sait, à ce sujet, qu’il crédite, à de nombreuses reprises, le philosophe danois d’avoir pensé « l’incommensurabilité du réel et du savoir », en insistant sur « la douleur, le besoin, la passion, la peine des hommes » comme autant de « réalités brutes » qui « ni peuvent ni être dépassées ni changées par le savoir » (Critique de la raison dialectique, t. I, p. 19-20),  ainsi que d’avoir restauré les droits de l’individu concret contre l’abstraction d’une structurelle universelle de reconnaissance. Bref, de ce primat de l’existence sur la connaissance qu’il trouve chez Kierkegaard, Sartre a retenu l’essentiel : si le savoir n’est d’aucun secours, c’est que l’aliénation dans laquelle me plonge autrui a valeur métaphysique ; et le sadisme, qui prétend m’en délivrer, n’y parvient pas plus que toute autre attitude.

 

La singularité du sadisme n’est, toutefois pas effacée par ce constat, elle est simplement déplacée. Si le désir est voué à l’échec, cet échec admet des formes variées qui ne s’équivalent pas. Certes, les plus communes d’entre elles sont le plaisir et la jouissance qui rompent le contact des chairs en convertissant la situation bilatérale d’envoûtement, à la racine du désir, en une relation réflexive unilatérale (attention à mon plaisir, jouissance solitaire oublieuse de l’autre). Mais le sadisme s’en distingue comme une forme pathologique qui nait, de l’aporie intrinsèque au désir lui-même. Dès lors, il se définirait plutôt comme un type particulier de ce qu’Axel Honneth avait nommé « les pathologies de la liberté » dans un ouvrage, pour le coup, consacré à Hegel. Ce qui le suggère est l’acharnement que le sadique manifeste pour soutirer de l’autre un secret ayant trait à son propre engagement dans le monde, comme si le contenu de sa propre liberté attendait d’être découvert dans les replis de la chair de l’autre.

 

Le sadique est effectivement un passionné au sens où il cherche à prolonger le désir, à conjurer son interruption, à l’accomplir. Et, en l’occurrence, accomplir le désir signifie, reprendre là où le désir s’est arrêté, à ce stade où l’autre incarné, offre le visage d’une liberté à conquérir, n’attendant plus, dans cette chair, que d’être prise et accaparée. 

 

La torture comme processus de réification


Or, du fait que le bourreau s’efforce de s’approprier la chair d’autrui, il transforme une relation de personne à personne, médiée par le contact des chairs, à une relation de chose à chose, où un corps-instrument manipule de la chair-objet. Il en résulte, ce que nous qualifierons de processus de « réification », aussi bien au sens philosophique classique de réduction du sujet à une objectivité chosale, qu’au sens moderne d’« oubli de la reconnaissance » caractéristique de la « réification intersubjective » (Honneth). Pour en appréhender les multiplies dimensions, il conviendra alors de le décrire sous toutes ses coutures. Nous l’étudierons donc sous quatre plans successifs : celui de la chosification, de l’instrumentalisation, de la domination-dégradation et de l’abolition du temps. De cette manière, nous espérons en restituer, pas à pas, la cohérence et la logique.

 

Commençons par la chosification. Dans la torture, la subjectivité de l’autre est, on le sait, ravalée au rang de chose. Autrui devient chose malléable dotée, à ce titre, d’un certain « coefficient d’adversité » qui marque, pour le bourreau, son appartenance au royaume des objets. Du côté du bourreau, en effet, le sujet a disparu et laissé place à une chose, qui, en tant que chose, ne saurait s’exempter des lois du déterminisme universel, lesquelles régissent l’univers objectif. De là, la justesse de la qualification par Sartre du bourreau comme un « technicien » ou un « serrurier » (EN, p. 444). De facto, la résistance témoignée par la victime n’est pas perçue par le bourreau comme sensiblement différente de celle d’un mécanisme dont on n’a pas encore compris tous les rouages mais dont on sait que la persévérance, tôt ou tard, viendra à bout et permettra ensuite d’user à sa guise. C’est pourquoi la chair torturée disparait de la vue du bourreau pour devenir bientôt objet d’étude, à l’instar de l’anatomiste qui dissèque un corps sans vie ; de « l’Allemand qui étudiait dans le silence du cabinet la physiologie pour trouver les points les plus douloureux du corps » (CPM, p. 186) ; ou encore de Josef Mengele qui, à Auschwitz, pratiquait la vivisection sur des cobayes humains. On répondra qu’il ne saurait rester indifférent, alors qu’il accomplit sa besogne, devant la douleur et la souffrance de sa victime. En réalité, elles ne sauraient  l’affecter parce que douleur et souffrance n’acquièrent de significations que dans et par rapport à un monde peuplé d’humains, et non de choses, par nature, muettes.

 

De la chosification, nous glissons aisément à l’instrumentalisation, d’ores déjà évidente dans ce que nous venons de détailler. Le bourreau traite la chair de l’autre en « objet-ustensile » au sein d’un complexe organisé en fonction d’une fin qu’il détermine librement. Cette fin cependant n’est autre que l’incarnation de l’autre. Autrement dit, la chair-ustensile sert à faire apparaître la chair-objet. A ce moment-là, le bourreau constitue, avec la chair, un « ustensile à fin immanente » (EN, p. 442) où la fin est son propre moyen et le moyen sa propre fin. Le bourreau n’est alors jamais très loin de symboliser le triomphe de ce que la Théorie Critique nomme « raison instrumentale ». Il est une raison au service d’un projet de domination et de réification, duquel ont totalement disparues la valeur de son engagement et la fin initialement poursuivie, perdues dans les méandres de la chair.

 

Seule demeure l’inquiétude en face de l’autre qui justifie la volonté de se montrer supérieur à lui, de le dominer, en l’abaissant et en le dégradant. De fait, une visée d’asservissement de la liberté de l’autre oriente toute sa pratique. Mais l’asservissement exigé est plus proche d’un auto-asservissement puisque le bourreau cherche à « contraindre cette liberté à s’identifier librement à la chair torturée » (EN, p. 443). Il lui faut, pour cela, rompre la réciprocité qui existait, dans le désir, à travers le précaire équilibre consentement-refus, et plier la liberté de l’autre afin de lui faire reconnaître son infériorité. Mais comme l’a bien vu Hegel, dans sa dialectique du maître et de l’esclave, la reconnaissance effective n’existe qu’à la condition que les deux parties se placent en position de se reconnaître mutuellement, i.e. sur un pied d’égalité. A l’inverse, l’unilatéralité, l’inégalité, et la dépendance sont les symptômes d’une reconnaissance ratée : au terme du conflit, le maître ne se reconnait pas dans ce qui le reconnaît, et, a oublié jusqu’à la signification de la reconnaissance. Or le cas du bourreau n’en diffère pas substantiellement. Lui aussi croit que la reconnaissance ne peut advenir que si l’autre a préalablement été dégradé, humilié (par la violence, par l’obscénité). Il en est convaincu car il désire à la fois le refus et le consentement. Il veut le refus pour démontrer la supériorité de sa force. Il veut le consentement pour que sa domination soit librement reconnue. Il jubile donc lorsque l’autre se renie ou éprouve la honte et la culpabilité de celui qui a parlé alors qu’il aurait pu tenir, même quelques secondes de plus. Il sait que sa victime a cédé à tel instant et à pas un autre. Et pour lui, cet instant seul est décisif.

 

Ainsi, par la réification, la temporalité humaine est abolie, subsumée dans un pur instant autour duquel s’ordonne l’intégralité du monde du bourreau. Cette abolition, a lieu dans les deux sens de la flèche du temps. Vers le passé : tout le temps qui précède l’instant où la victime craque (ou meure) est figé pour le sadique. Il le considère infini parce qu’il se pose face à sa victime comme « ayant tout le temps » (EN, p. 444), mais à proprement parler, ce temps pour lui, est virtuel, inexistant. Entre lui et celui de sa victime, on ne retrouve donc pas, cette simultanéité, cette coprésence au monde où la temporalisation de l’un se temporalise à la temporalisation de l’autre et crée une structure d’aliénation temporelle réciproque au sein du présent universel. L’aliénation temporelle est seulement du côté de la victime dont le bourreau « présentifie » la chair par la violence. Vers le futur maintenant: ce qui doit venir après le moment ou la victime craque (ou meure) est complètement indifférent. Une fois arraché les aveux à sa victime, le bourreau ne « sait plus comment utiliser la chair » (EN, p. 445). Il reste interdit parce que sa perspective temporelle n’était pas censée aller au-delà de la fin qu’il s’était assignée. Sartre en donne un bon résumé lorsqu’il écrit que « la violence est choix de vivre à court terme, cela à partir de la nature instantanée et éternelle de la fin », c'est-à-dire à partir de l’assurance « qu’il n’y aura pas d’avenir » (CPM, p. 184).

 

La morale secrète du bourreau et l’insaisissable liberté de la victime


L’inéluctable échec de la « morale de la force »


Après avoir exploré les différentes facettes du processus réification, nous avons maintenant à expliquer pourquoi l’échec de la torture est inéluctable ; et en quoi cet échec traduit plus profondément les contradictions internes de la « morale de la force » à laquelle adhère implicitement le bourreau. Une première explication tient à l’effet qu’a la réification qui n’est autre que de faire disparaître la chair dans le processus même. « Il y a incompatibilité profonde entre l’appréhension du corps comme chair et son utilisation instrumentale » (EN, p. 444-445). Le dévoilement de la chair est, toujours, projet de s’identifier à la facticité pure ; et, à cette occasion, toutes les autres fonctions et fins (transcendantes) sont mises entre parenthèses afin que la subjectivité puisse se résorber entièrement dans l’être-là. Parallèlement, il y a constitution d’un monde de chair où la présence de l’autre et de soi-même est annoncée par l’entrelacs des chairs, par leur empiètement réciproque, qui seul les révèle l’une à l’autre. Le bourreau, pour avoir méconnu cette vérité, est condamné, non seulement, à manquer la chair de l’autre, mais, plus encore, à affronter, au terme de la torture, la transcendance de l’autre, dont la liberté seule justifie qu’il y ait un monde avec un bourreau, une salle de torture et des instruments de douleur. Qu’en définitive, l’initiative et la liberté soient du côté du torturé, du résistant, il faut l’entendre comme une illustration de cette vérité que Deleuze avait apprise de Foucault, à savoir que « le dernier mot du pouvoir, c’est que la résistance est première » (Foucault, p. 95).

 

Mais le bourreau ne se contente pas de contempler son échec dans l’aliénation provoquée par le regard de l’autre, lorsque ce regard lui apprend qu’il n’a jamais tenu dans ses mains qu’un ersatz de la liberté, incapable de fonder son être-pour-autrui (d’où l’image du « manteau, EN, p. 433). Il surgit également des contradictions inéluctables dont est grevée « la morale de la force » (CPM, p. 190) que le sadique partage, selon Sartre, avec le violeur et le meurtrier.

 

Les principes de cette morale, à première vue, sont pourtant limpides. Premièrement, identification de force, valeur et être. Si l’Etre est positivité, i.e. matière alors c’est la force qui gouverne le monde, or ce qui la plus d’Etre a le plus de valeur, donc ce qui a le plus de force (qui a le plus d’Etre) a valeur suprême. Partant, le vainqueur ou le plus fort a toujours raison, et le faible ou le vaincu a toujours tort, sachant qu’on n’a pas le droit d’objecter à ce qu’on n’a pas la force d’empêcher. D’où aussi l’équivalence établie entre force, liberté et droit. Deuxièmement, l’autre est forcément coupable. Il est coupable devant l’Etre d’être un être fini et doué de négativité. En tant que détermination et particularité, il est (avec ses propriétés physiques, corporelles) l’inessentiel. Le bourreau, au contraire, épouse le parti de l’essence, celui de l’Etre pur, atemporel, inqualifié, à jamais identique à lui-même, C’est la raison pour laquelle, par la destruction et l’anéantissement, d’une part, il rétablit l’ordre et l’unité ; par le mal et la torture, d’autre part, il purifie et retourne à la nature comme à la totalité indifférenciée de l’Etre. Troisièmement, la fin justifie les moyens. Elle est absolue et ne connait aucune restriction. En outre, tous les moyens sont bons dès lors qu’ils permettent de vaincre les résistances opposées par le monde et par la victime.

 

 Après cette revue des principes constitutifs de cette morale du bourreau, il n’est pas difficile d’en saisir les contradictions intrinsèques. En premier lieu, l’usage de la violence recèle en lui-même, de la mauvaise foi. Le bourreau en appelle à la reconnaissance de l’autre comme droit à la violence d’une pure liberté. Mais ne voulant pas être jugé, il se pare de l’innocence de la force qui domine. Il veut donc en même temps détruire la liberté de l’autre comme faculté de le juger lui et ses actes, mais l’exige en tant que reconnaissance (par la force) de sa liberté supérieure. En second lieu, en déclarant d’emblée l’autre coupable, le tortionnaire nie que sa violence est offensive, qu’elle est illégitime. Mais il nie, également que l’autre puisse être autre que lui. Il est négation de la négation. Par la négation ce tout ce qui n’est pas lui, il en vient à substantifier la négation et perd la pure positivité de l’Etre dont il se voulait le représentant. En troisième lieu, l’indifférence des moyens aux fins impose, finalement, le choix de moyens contraires aux fins, puisque le moyen le plus court est, par définition, le meilleur. Ce moyen, c’est la violence. Or, on l’a vu, la violence est l’irréversible, l’irréparable existence rassemblée dans le pur instant, sans possibilité quelconque de futur. De là que même lorsque l’autre a parlé, la satisfaction soit absente puisque la liberté de l’autre demeure insaisissable. Et les chances de l’entrevoir de nouveau se sont à jamais volatilisées. Entre lui et sa victime aucune relation future n’est, par conséquent, envisageable et il devra garder, à jamais, le souvenir d’une liberté qui l’a défié, et, qui en lui échappant, l’a transcendé de part en part, le laissant vide de tout projet.           

      

La liberté comme engagement dans le monde


Arrivé à ce point, il convient d’examiner quelle conception de la liberté est mise en jeu dans l’expérience de la torture chez Sartre et chez Merleau-Ponty. On s’y attèlera d’autant plus volontiers qu’elle offre, à nos deux auteurs, l’opportunité de définir la liberté par l’engagement existentiel dans le monde qu’elle implique. Mais on s’y intéressera aussi pour pointer leur écart, écart, dont on sait, qu’il devait éclater plus tard en conflit (politique) ouvert dans Les aventures de la dialectique pour se muer, avec Merleau-Ponty, en critique radicale de l’ontologie sartrienne du négatif ou « de l’opposition absolue de l’Etre et du Néant » (VI, p. 125) dans Le visible et l’invisible.

 

En s’attachant d’abord aux similitudes, il est frappant d’observer combien ils n’ont jamais cédé sur l’idée d’une liberté qui ne pouvait ni être causée, ni être précédée (refus du déterminisme), et que, ne pouvant s’en départir, on devait perpétuellement assumer. Sur ce plan, Sartre dans l’EN et Merleau-Ponty dans le dernier chapitre de la PhP sont clairs. La liberté est un pouvoir d’évasion, de recul néantisant, d’arrachement ou d’échappement au monde. Elle ne saurait, en conséquence, ni être atténuée, ni être limitée par quelconque passion, motif, ou obstacle puisqu’elle seule détient la capacité de conférer un poids à ces motifs, à ces passions, à ces obstacles. Elle ne saurait pas non plus être pouvoir de délibérer, car la délibération dépend toujours en amont, d’un choix, d’un « possible ultime » (Sartre) ou d’une « décision » (Merleau-Ponty).

 

En outre, la liberté est temporalisation. Elle ce par quoi le futur donne sens à mon présent, en l’annonçant par les divers projets que je forme, sans que ces derniers n’aient de pouvoir contraignant autre que ceux que je leur accorde. Elle est aussi ce qui fait qu’il y ait un passé en tant qu’il est cette contingence originelle ou ce corps, continuellement dé-passé, cet en-soi que j’ai à être sans jamais m’y objectiver. Enfin, la liberté n’est pas non plus hors sol, ne serait-ce que parce que chacun est né avec un corps particulier, des attitudes et des habitudes qui trahissent sa classe d’origine, une nationalité qui détermine sa langue etc. La liberté est donc forcément engagement dans le monde au sens où mon être-dans-le-monde est immédiatement « en situation ». Cependant cette situation n’est pas qu’un donné. Elle n’est pas cet être-là qui ne ferait que me contraindre et me prédéterminerait d’avance. Au contraire, la situation, puisqu’elle est toujours ouverte, nous met face à notre totale responsabilité.

 

La séparation intervient quand Sartre radicalise sa position existentialiste, allant jusqu’à déclarer que « tout ce qui m’arrive est mien ». La guerre est « ma guerre », j’en suis  l’entier responsable, non seulement en tant que je la préfère au choix de déserter ou de me suicider, mais en tant que mes conduites passives, passées et présentes, n’ont rien fait pour l’empêcher. S’éclaire ici, l’adhésion sans retenue de Sartre à la phrase de Jules Romain citée plus haut et, au-delà même, au choix du résistant, manifestation authentique d’une liberté qui assume, comme un de ses possibles, le fait d’être torturé, à partir de ce possible ultime qu’est la Résistance. Le philosophe ne craindra-t-il ainsi, pas d’écrire que la torture est impuissante à créer un « état de choses inhumain » (EN, p. 599), et qu’elle ne peut le faire qu’en rapport avec une réalité-humaine dont les conduites traduisent et décident du passage à l’inhumain. 

 

On comprend aisément le malaise ressenti par Merleau-Ponty devant une telle conception de l’engagement. Il la trouvait beaucoup trop décisoire, comme si l’engagement ne relevait que du choix d’un pour-soi isolé, séparé du monde intersubjectif, et capable de s’exonérer, tel un démiurge, de la situation sociale et historique. A revers, pour Merleau-Ponty, « l’idée de situation exclut la liberté absolue à l’origine de nos engagements » (p. 518). Etre engagé signifie, pour lui, qu’on ne peut décider arbitrairement, solitairement et intégralement de la situation. Il y a « un sens autochtone du monde qui se constitue dans le commerce avec lui de notre existence incarnée et qui forme le sol de toute Sinngebung décisoire » (PhP, p. 503). En d’autres termes, la liberté s’inscrit toujours dans un champ des possibles où son existence intersubjective et mondaine se trouve supportée et étayée par une situation dont le sens historique la sollicite de telle et telle manière et pas autrement. Un homme torturé n’aura donc rien lâché sous la torture, non par une souveraine décision, mais parce qu’il aura trouvé à se lier avec d’autres, dans une lutte qui les inclut dans sa lutte à lui ; parce que l’Histoire et son histoire, dans leur articulation réciproque, auront paru lui octroyer la force qui lui, eut, en toutes autres circonstances, manqué. Sans que Merleau-Ponty développe, on imagine donc volontiers qu’il eût répondu à Sartre qu’il n’y pas de résistant sans mouvement (collectif) de Résistance, sans cette vérité historique née de la rencontre de destinées individuelles et d’un sens de l’histoire.   

 

Pour conclure, nous avons vu que la torture était un point d’entrée remarquable pour étudier la rencontre philosophique intervenue, dans le cadre de la guerre, entre Sartre et Merleau-Ponty. Choisie à titre d’exemple dans les deux ouvrages, la torture ne s’y réduit pourtant jamais, illustrant tantôt la place occupée dans l’expérience phénoménologique par le corps et à la chair, tantôt leur vision de ce qu’est la liberté et de ses implications. Ne tombant jamais dans le piège moral de la vulgaire dénonciation, il s’agit, avant tout, pour eux, d’en restaurer le caractère intelligible, en tâchant d’expliquer (pour Sartre) ce qui la rendait possible, et (pour Merleau-Ponty) pourquoi certains hommes s’avéraient capables de lui résister et d’autres pas. Malraux devait conserver ce souci de pas juger ceux qui s’étaient engagés dans la résistance et avaient fini par parler durant leur supplice, déclarant dans son Discours sur Jean Moulin de Décembre 1964 « entre ici, Jean Moulin, avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé ».

 

La distance n’apparaîtra que plus accusée entre cette génération d’écrivains et de philosophes et la génération suivante lorsque Michel Foucault, dans Surveiller et Punir, replacera la torture dans une économie historique générale des peines. Le corps sera désormais défini comme lieu d’investissement d’un pouvoir dont l’âme (ou tout ce qui excède la dimension du corps, telle la conscience) ne sera plus qu’une des productions au lieu de demeurer (comme c’est encore le cas chez Sartre et Merleau-Ponty) ce qui lui échappe inévitablement. La « mort de l’homme » aura ainsi définitivement sonné le glas de l’existentialisme humaniste de l’après-guerre, inscrivant résolument la torture dans une problématique et une discursivité nouvelles.

 

  Pierre Rivière

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