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2 octobre 2011 7 02 /10 /octobre /2011 16:55

« Dans le monde de la vie, nous pouvons demander, et nous demandons : pourquoi… ? ou : qu’est-ce que… ? La réponse est souvent incertaine. Qu’est ce que cet objet blanc là-bas ? C’est le fils de Cléon, dit Aristote, « … il se trouve que cet objet blanc soit le fils de Cléon ». Mais nous ne nous demandons pas ce qu’Aristote demande : qu’est ce que voir, qu’est ce que l’on voit, qu’est ce que celui qui voit ? Encore moins : qu’est ce que cette question, et la question ?

Dès que nous demandons cela, la contrée change. Nous ne sommes plus dans le monde de la vie, dans le paysage stable et en repos, fût-il en proie au mouvement le plus violent, où nous pouvions promener notre regard selon un avant-après ordonné. La lumière de la plaine a disparu, les montagnes qui la délimitaient ne sont plus là, le rire innombrable de la mer grecque est désormais inaudible. Rien n’est simplement juxtaposé, le plus proche est le plus lointain, les bifurcations ne sont pas successives, elles sont simultanées et s’interpénètrent. L’entrée du Labyrinthe est immédiatement un de ses centres, ou plutôt nous ne savons plus s’il est un centre, ce qu’est un centre. De tous les côtés les galeries obscures filent, elles s’enchevêtrent avec d’autres venant on ne sait d‘où, n’allant peut-être nulle part. Il ne fallait pas franchir ce pas, il fallait rester dehors. Mais nous ne sommes plus certains que nous ne l’ayons pas franchi depuis toujours, que les taches jaunes et blanches des asphodèles qui reviennent par moments nous troubler aient jamais existé ailleurs que sur la surface de nos paupières. Seul choix qui nous reste, nous enfoncer dans cette galerie plutôt que dans cet autre, sans savoir où elles pourront nous mener, ni si elles ne nous ramènent pas éternellement à ce même carrefour, à un autre qui serait exactement pareil.

Penser n’est pas sortir de la caverne, ni remplacer l’incertitude des ombres par les contours tranchées des choses mêmes, la lueur vacillante d’une flamme par la lumière du vrai Soleil. C’est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l’on aurait pu « rester étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel ». C’est se perdre dans les galeries que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d’un cul de sac dont l’accès s’est refermé derrière nos pas – jusqu’à ce que cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi. Assurément, le mythe voulait signifier quelque chose d’important, lorsqu’il faisait du Labyrinthe l’œuvre de Dédale, un homme. »


CASTORIADIS, Cornélius, Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978, p.5-6.

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