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30 octobre 2011 7 30 /10 /octobre /2011 02:00

« Sans l’homme, Dieu ne serait rien, mais l’homme sans Dieu ne serait qu’homme. Hegel en un geste comparable à celui de Nietzsche, réclame un dépassement de l’homme. Impossible de le ranger du côté de l’humanisme d’un Feuerbach. L’homme dans la finitude de ses valeurs les plus rudimentaires, dans l’axiologie étriquée de son pragmatisme réduit, fait l’expérience d’un désir au terme duquel il s’apparait comme lui-même comme un être qui doit être dépassé. C’est le désir qui fait dérailler la vie simplement organique en direction de l’inorganique de l’art de la philosophie. Cela part du fond de l’esprit comme désir d’outrepasser toute limitation. La Phénoménologie de l’Esprit ne se confond jamais avec un humanisme et l’existence au nom de laquelle Hegel nous instruit ne se réduit pas à la liberté de l’homme. Ce serait une douleur intarissable que d’en rester au comique de la grandiloquence humaine, d’être rabaissé aux seules considérations de l’agréable et de l’utile, au bonheur immédiat que procurent la richesse ou la certitude de soi-même. La philosophie de Hegel n’est pas une anthropologie même s’il se refuse de laisser Dieu croupir dans sa substance et que la substance au contraire du système de Spinoza, ait à devenir « moi », « sujet ».

Le dieu de Hegel entre dans une vie personnelle à condition de voir la personne comme un « personnage » de roman capable d’aller au-delà de soi, de s’oublier et de devenir autre, de se défaire des conditions les plus entées du besoin, de laisser venir à soi le désir qui nous sort de soi, en soi hors de soi, ou « soi-même comme un autre » pour traduire une expression que découvrira plus tard le plus jeune des poètes français. Le personnage en lequel l’homme devient un autre brandit un concept dont la vie est plus dure que celle de son auteur, migrant par-delà les scènes, les romans et les écrans de l’art. Impossible de réduire Dieu à l’homme et de faire ainsi de l’homme le centre de toute chose. « L’homme-Dieu » dont Hegel dresse un portrait à la fin de la phénoménologie n’est pas l’homme du nihilisme mis à la place de Dieu lorsque ce dernier a disparu dans l’étouffement du rire comique. L’Esprit absolu que la philosophie de Hegel nous montre au terme de sa démarche est absolu en ce qu’il fait éclater les limites de la conscience morale, qu’elle soit noble ou qu’elle se réclame des bonnes mœurs. Cet excès prend le nom du mal, de la faute, de la démesure, comparable au sublime des œuvres dont le cadre explose sous l’incommensurable expansion de la grandeur visée. La rencontre de l’homme et de Dieu fait éclater toute mesure et toute valeur. Cela peut s’entendre déjà du lyrisme aboutissant à l’unité vivante du divin avec l’humain, unité en laquelle aucun ne reste ce qu’il était, unité de mouvement prenant chez Hegel le nom de dialectique, échange à la suite de quoi les deux se déterritorialisent pour reprendre ici l’expression suggestive de Deleuze dont le concept est infiniment plus prolixe ou même rhizomatique que l’humanisme.

Dialectique ne veut pas simplement dire une réunion pacifiée de la « substance » universelle et du « sujet » singulier. C’est tout autant la tourmente de ce que Hölderlin devait penser sous l’ « accouplement monstrueux » : un double détournement de ce qui prend néanmoins racine dans la même crevasse et que l’esprit se doit de traverser en son intégralité non sans changer de visage à chaque jointure des incommensurables. Le Christ constitue pour Hegel un visage, une figure de l’absolu que nous avons déjà croisée mais qui, cette fois, nous montre toute la métamorphose qu’elle fait subir au devenir autre de l’homme, à sa résurrection dans le monde. Le Christ et, d’une certaine façon, Hegel lui-même ! Hegel pour autant que la Phénoménologie montre une intrigue dialectique transformant en hommes-Dieux tous ceux qui s’y montrent prêts comme l’indique un extrait de Système et fragments publié en 1880 : « Un homme n’est une vie individuelle qu’en tant qu’il est autre que tous les éléments, et que l’infinité individuelle de la vie individuelle est hors de lui. Il n’est qu’en tant que le tout de la vie est partagé. Il est une partie, tout le reste l’autre. Mais il est seulement en ce qu’il n’est aucune partie et que rien n’est séparé de lui. » Impossible d’en rester à la vision étriquée de l’homme moyen voué aux uniformisations de la vie moderne et de ses normes égalitaires. L’homme n’est aucune partie ; tout lui parait étrange, étranger, mais c’est ce dehors qu’il accepte de penser comme n’étant pas séparé de lui, un dehors entrevu sous la forme d’un grand vent, un courant d’air susceptible de porter vers une métamorphose, une unité qui n’est qu’unité que d’une diversité absolue ou d’une lacération infinie. Dialectique est donc bien l’indice d’un deux, d’une séparation, d’une ouverture à soi à ce qui n’est pas le même, de sorte que l’homme en tant qu’il philosophe, inaugure une vie nouvelle. »


MARTIN, Jean-Clet, Une intrigue criminelle de la philosophie. Lire la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Paris, La Découverte, 2009, p. 218-220.

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