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24 avril 2012 2 24 /04 /avril /2012 03:13

Glenn-Brown-The-Tragic-Conversion-of-Salvador-Dali-after-Jo

 

« De part et d’autre de la béance du monde creusée sous le nom de « globalisation », c’est bien la communauté qui est séparée et affrontée à elle-même. Jadis les communautés ont pu se penser distinctes et autonomes sans chercher leur assomption dans une humanité générique. Mais lorsque le monde finit de devenir mondial et lorsque l’homme finit de devenir humain (c’est en ce sens aussi qu’il devient « le dernier homme »), lorsque « la » communauté se met à bégayer une étrange unicité (comme s’il devait n’y avoir qu’une et comme s’il devait y avoir une essence unique du commun), alors « la » communauté comprend que c’est elle qui est béante – ouverte sur son unité et sur son essence absentes – et qu’elle affronte en elle cette brisure. C’est communauté contre communauté, étrangère contre étrangère et familière contre familière, se déchirant elle-même en déchirant les autres qui sont elles-mêmes sans possibilité de communication ni de communion. Le monothéisme en lui-même affronté à lui-même, comme théisme et comme athéisme, est pour cette raison le schème de notre condition actuelle.

Que cet affrontement avec soi puisse être une loi de l’être-en-commun et son sens même, voilà qui est au programme du travail de pensée – immédiatement accompagné de cet autre programme : que l’affrontement en se comprenant lui-même, comprenne que la destruction lui-même détruit jusqu’à la possibilité même de l’affrontement, et avec elle la possibilité de l’être-en-commun ou de l’être-avec.

Car si le « commun » est l’« avec », l’« avec » désigne l’espace sans toute-puissance et sans toute-présence. Dans l’« avec », il ne peut y avoir que des forces qui s’affrontent en raison de leur jeu mutuel et des présences qui s’écartent en raison de ce qu’elles ont toujours à devenir autre chose que des pures présences (objets donnés, sujets confortés dans leurs certitudes, monde de l’inertie et de l’entropie). Comment devenir capables de regarder en face notre béance et notre affrontement, non pour y sombrer, mais pour y puiser, malgré tout, la force de nous d’abord en connaissance de cause, ensuite de manière à réellement nous dévisager – sans quoi l’affrontement n’est que bousculade indistincte et aveugle ?

Toutefois regarder en face un gouffre et s’affronter du regard ne sont pas sans analogie, si le regard de l’autre n’ouvre jamais que sur de l’insondable : de l’étrangeté absolue, sur une vérité qui ne peut être vérifiée mais à laquelle il faut pourtant tenir.

Triple étrangeté : celle de l’autre éloigné, celle du même retiré, celle de l’histoire tournée vers l’inarrivé, peut-être l’insoutenable. Il faut tenir, contre une morale « altruiste » trop benoîtement récitée, à la sévérité du rapport à l’étranger dont l’étrangeté est condition stricte d’existence et de présence. Et il faut tenir à ce qui, devant nous, nous expose au rayonnement sombre de notre propre devenir et de notre propre déchirure. Il ne s’agit ni de culpabiliser l’Occident ni de revendiquer un Orient mythique : il s’agit de penser un monde en lui-même et par lui-même brisé, d’une brisure qui provient du plus reculé de son histoire et qui doit bien d’une manière ou d’une autre, pour le pire et peut-être – qui sait ? – pour l’un peu moins pire, constituer aujourd’hui son sens obscur, un sens non pas obscurci mais dont l’obscur est l’élément. C’est difficile et c’est nécessaire. C’est notre nécessité aux deux sens du mot : c’est notre pauvreté et notre obligation. »

 

NANCY, Jean-Luc, La communauté affrontée, Paris, Galilée, 2001, p. 17-20.

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