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25 janvier 2012 3 25 /01 /janvier /2012 21:57

« Une absolue négativité de l’Absolu parait constituer toute l’expérience de ce monde, et sa conscience de soi. Mais c’est son expérience et c’est sa conscience : elles ne sauraient lui être retirées, pas plus qu’on ne saurait « sauter par-dessus son temps ». Il n’y là aucune complaisance morbide, aucune préférence pour les vertus du malheur. Mais ce monde a besoin de vérité, non de consolation. C’est dans son épreuve et par son inquiétude qu’il lui faut se trouver, et non dans le réconfort de discours édifiants qui ne font qu’aggraver le témoignage de sa misère. Mais « se trouver » ne peut en aucun cas consister à présupposer une âme, une valeur et une identité, qui seraient simplement et provisoirement passées dans l’ombre. « Soi » ne peut pas se précéder puisque « soi » est précisément la forme et le mouvement d’un rapport à soi, d’un aller à soi et d’un venir en soi. Ce monde n’a pas seulement conscience de la séparation : c’est dans la séparation qu’il a conscience du soi, et qu’il fait l’expérience de cette conscience. […]

Hegel entreprend de penser comment l'obscur savoir où s'éprouve ce monde est celui du soi en tant que rapport non donné, ou rapport infini : comment par conséquent , s'y révèle cela, ou celui qu'il nomme sujet, et comment le sujet se constitue et se libère dans la dimension et selon la logique de la négation du « donné » en général.

Le sujet hégélien ne se confond pas avec la subjectivité en tant qu’instance séparée et unilatérale synthétisant des représentations, ni avec la subjectivité en tant qu’intériorité exclusive d’une personnalité. L’une comme l’autre peuvent bien être des moments, parmi d’autres du sujet, mais lui-même n’est rien de tel. Pour le dire d’un mot : le sujet hégélien n’est d’aucune façon le soi à part soi. Il est au contraire, et il est essentiellement, cela ou celui qui dissout toute substance – toute instance déjà donnée, supposée première, ou dernière, fondatrice ou finale, capable de reposer en soi et de jouir sans partage de sa maîtrise et de sa propriété. […]

Le sujet est ce qu’il fait, il est son acte, et ce qu’il fait, c’est l’expérience de la conscience de la négativité de la substance, en tant qu’expérience et conscience concrètes de l’histoire moderne du monde, c'est-à-dire aussi du passage du monde par sa propre négativité : la perte des repères et de l’ordonnance d’un « monde » en général (cosmos, mundus), mais aussi, et par là même, son devenir-monde en un sens nouveau. Il devient immanent, et il devient infini. Ce monde n’est que ce monde, il n’a pas d’autre sens, et c’est ainsi qu’il est le monde de l’histoire-du-monde (l’histoire est le sens en tant que mouvement de la négativité, mais elle n’a pas, elle-même, de sens qui viendrait la terminer). En même temps – c’est cela le temps, l’existence concrète de la négativité, ce monde qui est le règne du fini révèle et recèle en soi le travail infini de la négativité, c'est-à-dire l’inquiétude du sens (ou du « concept », comme le nomme Hegel : du se-concevoir, se-saisir et se rapporter-à-soi – en allemand, begreifen : « saisir », « attraper », « com-prendre »). Et c’est ainsi, dans l’inquiétude de l’immanence que l’esprit du monde devient. Il ne se cherche pas (comme s’il était pour soi un but extérieur), et il ne se trouve pas non plus (comme s’il était une chose ici ou là), mais il s’effectue : il est l’inquiétude vivante de sa propre effectivité concrète. […]

Ce monde du mouvement, de la transformation, du déplacement et de l’inquiétude, ce monde qui est hors de soi dans son principe et dans sa structure, ce monde où la nature ne subsiste pas, mais sort de soi dans le travail et dans l’histoire, ce monde où le divin ne subsiste pas, mais s’épuise au-delà de toutes ses figures, ce monde ne pas vers quelque fin ou résultat autre que lui, vers une résorption ou vers une sublimation de sa propre extériorité. Mais pour autant, il n’est pas le fait brut de simples positions erratiques d’existence : car dans ce cas, l’inquiétude de la conscience de soi ne serait pas elle-même une dimension de son expérience – ou plus exactement, il n’y aurait ni expérience ni pensée. L’inquiétude est elle-même déjà la pensée à l’œuvre, ou à l’épreuve.

Ainsi ce monde n’est pas un simple résultat, et il n’a pas non plus de résultat. Il est le monde qui résulte lui-même dans son propre mouvement, et la pensée de cette vérité qui est la sienne est elle-même à son tour, un mouvement, une inquiétude – en fait la même, en tant qu’elle est inquiétude de soi, au sujet de soi et pour soi, et parce que ce soi se révèle comme autre, infiniment dans l’autre. La pensée de Hegel devient ainsi la philosophie se transformant elle-même et, depuis Hegel, l’acte et le discours philosophique n’ont plus cessé de se mettre expressément hors d’eux-mêmes et/ou de revenir en eux-mêmes à leur fond infondable, de se rejouer ou de se recréer aussi bien que de se dénoncer ou de s’exaspérer.

Épreuve, misère, inquiétude et tâche de la pensée : Hegel est le témoin de l’entrée du monde dans une histoire où il ne s’agit plus seulement de changer de forme, de remplacer une vision et une ordonnance par une autre vision et une autre ordonnance, mais où le seul point de vue et d’ordonnance est celui de la transformation elle-même. Ce n’est donc pas un point, c’est le passage, la négativité où s’éprouve comme jamais le mordant du sens. »


NANCY, Jean-Luc, Hegel. L’inquiétude du négatif, Paris, Hachette, 1997, p. 6-9.

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